Sauver des images, un geste politique

 

L’une des choses qui me frappe le plus en regardant ton cinéma, c’est à quel point il prend position. Tous tes films sont politiques, et tous tes films défendent un point de vue tranché et engagé. Est-ce que pour toi le cinéma est indissociable de la politique ?
En général non, dans ma pratique oui. Je suis pour la diversité des cinémas, je ne pense donc pas que tous les films doivent être porteurs d’un discours politique ou engagé ; il faut également une place pour le cinéma de divertissement ou le cinéma plus poétique, expérimental. En revanche, je trouve qu’il y a un manque de cinéma politique en France. Si je n’ai pas ma place en tant que cinéaste dans le cinéma commercial – d’autres le font très bien – je l’ai trouvée dans le cinéma politique et engagé. Un cinéma auquel je me suis consacré car il est lié à mes intérêts personnels et à mon goût pour les questions historiques et politiques.

On retrouve également souvent le thème de la lutte et de la révolte qui revient dans plusieurs de tes courts et longs-métrages, comment fait-on un cinéma qui accompagne la lutte ?
On ne fait pas un cinéma qui accompagne la lutte. On peut être témoin d’une lutte, on peut ramener à jour une lutte ancienne ou passée à la trappe des médias ou de la mémoire. Ce qui est important, c’est comment des gens, des passeurs, s’emparent des films pour les réinscrire dans une lutte. Pour moi, le travail de fabrication d’un film n’est pas un travail d’accompagnement de la lutte dans le sens concret. Un film ne devient actif ou vivant que lorsqu’il est partagé avec les publics.

Dans trois de tes quatre longs-métrages, tu as réalisé seul le montage, ce qui est une chose assez rare dans le cinéma. Quelle place occupe le montage dans ton processus de création ?

Dans le cas des films d’archives, l’écriture, la manière de penser un film et de le construire, ne s’opèrent concrètement que lors du montage. Avant, on peut avoir des idées, choisir un sujet, une temporalité, mais c’est lors du montage qu’un film s’écrit et se pense réellement. On est donc obligé d’être monteur de son propre film, c’est l’endroit de la réalisation. Je suis monteur de métier et j’ai pris l’habitude de monter mes films, que ce soient des films d’archives ou filmés. Je ne pourrais plus déléguer le travail du montage, d’une part parce que j’aime beaucoup ça, mais également parce que ça me permet de prendre des risques. Quand on monte soi-même, on gagne en radicalité : parfois c’est trop long, parfois c’est trop court, ou un peu bancal, mais c’est assumé. Même si monter à deux permet de créer un dialogue avec un·e interlocuteur·rice, la difficulté c’est qu’il faut beaucoup verbaliser. Quand le réalisateur ou la réalisatrice a une idée précise, il/elle n’a pas forcément les mots pour expliquer son ressenti et son regard, pourtant il faut passer par l’échange avec le/la monteur·euse. C’est compliqué de parler d’images, de ce qu’elles nous font, de comment elles se montent. Moi, je fais l’économie de ça. Autant, quand on est sur le banc de montage et qu’on monte soi-même, on sent les choses, autant les expliquer c’est difficile.

Lorsqu’on découvre tes court-métrages, on se rend compte qu’il y a une pluralité exceptionnelle de mise-en-forme. Les dispositifs de réalisation et les effets de montage sont riches, tranchés, créatifs. Comment décides-tu des formes que prennent tes films ?
En général il y a quelque chose qui arrive avec l’origine du projet. Si je commence un projet par des images, je vais prendre du temps pour les regarder plusieurs fois, me questionner, m’arrêter, faire des essais. C’est cette manière dont je découvre ces images qui va imposer des formes. Le montage, c’est la traduction de comment je vois ces images.
Si on parle de films pour lesquels j’ai filmé les images, le montage vient de comment j’ai senti une situation lors du tournage tout autant que de la manière dont je redécouvre les rushs après coup. Au final, le montage est la traduction du regard du réalisateur sur des images – qu’elles soient d’archives ou filmées. C’est comme si j’invitais le/la spectateur·rice à regarder ces images comme moi je les ai vues.

Ton cinéma accorde une grande place à la musique et aux séquences musicales. Je pense notamment à The Devil ou Le jour a vaincu la nuit dans lesquels les séquences musicales révèlent toute la fragilité et la sensibilité des personnes. Comment est-ce que tu travailles la musique dans ton cinéma ?
La manière dont j’utilise la musique change selon la typologie de montage. Mes courts sont très peu bavards alors que mes longs parlent beaucoup. A partir du moment où il y a des dialogues, il y a moins de place pour la musique.
Sur mes courts-métrages, la musique est assez fondamentale. J’utilise en général des musiques linéaires parce qu’elles contrebalancent la radicalité des montages, c’est ce qui permet aux spectateurs·rices de ne pas se brûler les yeux, mais également d’adoucir le rythme et d’avoir une fluidité malgré des montages rapides. La musique a plusieurs effets, elle donne des éléments de sens, elle apporte la sensibilité et l’émotion d’une séquence, ou elle accentue des idées de montage.

Est-ce que tu as des principes ou des lignes de conduite qui articulent la manière dont tu abordes le cinéma et la réalisation ? Je pense notamment à ton texte « Pourquoi bouger la caméra », dans lequel tu t’exprimes sur les vertus des plans longs et fixes.
Non je ne pense pas, même s’il y a des récurrences dans mes films sur le plan formel. S’il devait y avoir un principe, ce serait de constamment essayer de faire des choses que je ne maîtrise pas totalement. Je trouve ennuyeux de me répéter et au contraire important de me mettre en danger à chaque film. J’ai besoin de tester des choses, de tester des regards. Lorsque je réalise un nouveau film et que je pense à la forme qu’il va avoir, le seul principe que je peux me donner c’est de ne pas me répéter. Mais j’ai quand même des obsessions : par exemple, j’aime les temps longs et filmer sur des grandes longueurs, sans pour autant dire qu’il faut que la caméra soit toujours fixe. Je me rends également compte que je n’arrive pas à filmer lorsqu’il n’y a pas d’humain dans l’image. Mais ce sont des choses qui relèvent de la pratique et non des règles que l’on se donne.

Dans cette démarche de réalisation qui revendique l’expérimentation, comment est-ce que tu fais pour maîtriser l’évolution de tes projets et éviter les fausses routes ?
Ça dépend vraiment du format. Dans le cas des courts-métrages, ce sont souvent des films sans production, ou du moins commencés sans production, j’ai donc une grande marge de manœuvre. Il m’arrive de commencer des films et de ne jamais les finir car ils étaient mal partis, ou de garder un sujet mais changer sa mise en forme. Sur des courts-métrages, c’est très facile d’ajuster le tir, au contraire des longs-métrages où il y a trop d’investissement de temps et d’argent, réduisant les libertés. On est obligé d’annoncer en avance ce que va être le film, et surtout on est obligé de le rendre. On doit prétendre tout savoir avant d’avoir fait le film alors qu’il n’y a pas un cinéaste, même en fiction, qui sait exactement comment ça va se passer. Il y a beaucoup d’inconnues et d’aléas lors de la fabrication d’un film, trop pour assurer que le film final soit exactement le film imaginé sur papier. En tant qu’auteur·rice, il faut donc être malin. Quand on propose un sujet, on ne dit pas tout, il faut garder des espaces de liberté et faire ses propres essais. Par exemple, dans mon dernier film, Affronter l’obscurité, j’avais envisagé une manière de filmer les interviews un peu « radicale ». Je ne l’ai donc pas annoncé en avance, et sur place, on a fait une journée d’essai avec toute l’équipe pour savoir si cette idée pouvait tenir ou pas.

La violence est très présente dans ton cinéma. Est-ce que tu penses que pour dénoncer il faut forcément montrer et représenter la violence, ou il faut mesurer ces représentations ?
Il n’y a pas de règle. Il y a des films qui ont montré des images très violentes et qui ont eu un effet constructif, qui ont pu créer des réactions. Au contraire, d’autres vont utiliser ces mêmes images et en faire des choses éthiquement condamnables. Ça dépend vraiment des intentions des films et de la manière dont la violence est représentée.
Dans mes films, j’aborde beaucoup la notion de violence mais je la montre peu, il y a finalement très peu d’images de violence pure dans mon cinéma. C’est à travers le montage que je retranscris cette violence. Par exemple, dans Une jeunesse allemande, tous les discours de politiciens qui s’enchaînent à la fin donnent la nausée. Il n’y avait pas besoin de représenter la violence pour en ressentir les effets.

Pourquoi est-ce que l’image d’archive est si présente dans ton cinéma ?
Quand j’étais étudiant, j’ai fait un stage au centre Georges Pompidou et je me suis retrouvé pendant un an à monter des films d’archives. J’ai trouvé fascinant qu’à travers le montage, il soit possible de revoir différemment ces images. Lorsque j’ai commencé à faire mes propres films, je ne savais pas exactement ce que je voulais faire. Je n’avais pas de moyens techniques ou financiers, et pas envie d’écrire des dossiers. L’archive m’a alors donné la possibilité de travailler seul.
Par ailleurs, je viens d’une famille où on ne m’a pas transmis d’histoire sociale ou politique, à l’école je n’étais pas particulièrement intéressé par les cours d’histoire. Jeune adulte, quand j’ai commencé à m’intéresser au monde dans lequel je vivais, je me suis rendu compte qu’il me manquait des connaissances historiques. J’ai alors commencé à beaucoup lire et regarder des films documentaires et pu trouver dans l’archive un moyen de travail personnel.
Lorsqu’on interroge l’archive, on se questionne sur pourquoi des images survivent, pourquoi certaines images changent la société, pourquoi d’autres n’exercent aucune influence. On se demande également pourquoi des images disparaissent de la mémoire collective. Travailler l’archive me permet de ramener dans le contemporain des images disparues de la mémoire collective. Dans mon cinéma, il y donc un geste, celui de sauver des images ; un geste qui peut être politique quand il s’agit de ramener à voir des images disparues des peuples victimes ou des peuples de gauche.

Pour toi, toute la pluralité d’images issues des nouvelles technologies et des nouvelles pratiques sont des images d’archives ? C’est un matériel qui te semble intéressant ?
Toute image produite devient automatiquement « archive » ; quand on filme, on produit des archives, qui peuvent être conservées et possiblement étudiées ou réutilisées a posteriori. Aujourd’hui, à cause de la masse gigantesque des images filmées et du fait que celles-ci sont produites dans un contexte amateur, leur devenir « archives » est problématique. Malgré leur relatif inintérêt, elles sont tout de même conservées dans des serveurs, des ordinateurs mais j’ai du mal à entrevoir ce qu’on pourra en faire plus tard. Pour moi ce sont souvent des images pauvres et qui n’ont pas grand-chose à dire, symptomatiques de notre époque post-capitalisme, intéressée uniquement par la masse des choses et non les unités.

Le court-métrage occupe une place importante dans ta filmographie. Pour toi, qu’est-ce que permet le court-métrage que ne permet pas le long-métrage ?
Beaucoup de choses : d’essayer des formes, de faire des propositions radicales (en termes formels et politiques), de raconter des histoires autrement. C’est une porte-ouverte pour la créativité. Ça permet également plus de liberté et de spontanéité grâce à la rapidité de production. Parfois j’ai des colères telles que j’ai envie de les traduire en film. Pour ma part c’est plutôt à travers des films d’archives mais d’autres peuvent organiser un tournage en deux jours et faire un film. En long-métrage c’est impossible.
Le court-métrage c’est également un format qui voyage beaucoup ; il y a les festivals, les salles de cinéma, la télévision mais c’est également le format de film parfait pour internet. Il y a des courts qui sont vus par des millions de personnes, ce qui est souvent impossible pour des longs-métrages. C’est très paradoxal car ce sont des films bien plus simples à produire mais qui peuvent toucher un public plus vaste. Je trouve que c’est une idée réjouissante de se dire qu’on peut réaliser un film en une semaine dans sa chambre, et que des gens du monde entier y auront accès.

Est-ce que tu as des recommandations de films que tu as pu voir récemment et qui te semblent importants à regarder ?
Je pense que le dernier qui m’a vraiment impressionné était De Humani Corpo Fabrica de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Il y a une radicalité esthétique et un propos terrible sur l’état de l’hôpital public en France. Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu un film avec une forme aussi radicale sur un sujet aussi fort. Je le trouve vraiment réussi et virtuose.

Pour toi c’est quoi une projection réussie ?
J’ai un peu ma réponse clé à laquelle je crois toujours : il suffit que quelqu’un sorte de la salle et lise un livre sur le sujet de mon film pour que la projection soit réussie. Personnellement, ce qui me plaît le plus en tant que spectateur, c’est quand je suis face à des films dont je ne comprends pas tout et que mon travail de pensée et de réflexion commence quand la séance finit. J’espère que mes films, de temps en temps, font ça pour certains spectateurs et spectatrices.

 

Nathan Vital Anselmo
Les Escales documentaires
Novembre 2023
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